Blog Droit fiscal

LES APPORTS SUCCESSIFS EN REPORT D’IMPOSITION NE PEUVENT PAS REMETTRE EN CAUSE LES REPORTS D’IMPOSITION ANTERIEURS A 2000

Les plus-values sur valeurs mobilières constatées à raison de toutes cessions à titre onéreux (auxquelles sont assimilés les apports en société) sont en principe imposables à l’impôt sur le revenu et aux prélèvements sociaux (CGI, art. 150-0 A).

Or, conformément aux dispositions de la directive du Conseil européen du 23 juillet 1990 [1]

réitérées par la directive du 19 octobre 2009 du Conseil [2] , les fusions, scissions, scissions partielles, apports d’actifs et échanges d’actions doivent bénéficier d’un régime de neutralité fiscale, en ce sens que « ces opérations ne [doivent] pas être entravées par des restrictions, des désavantages ou des distorsions particuliers découlant en particulier des dispositions fiscales des Etats membres ».

Afin de se conformer à ces exigences européennes, le droit français a mis en place :

  • Un régime de sursis d’imposition (CGI, art. 150-0 B) ;
  • Un régime de report d’imposition (CGI, art. 150-0 B ter) pour les apports réalisés à compter du 14 novembre 2012 au profit d’une société contrôlée par l’apporteur.

Ces deux articles sont les principaux dispositifs actuellement en vigueur mais d’autres mécanismes de sursis ou de report avaient déjà précédemment été instaurés par le législateur. Notamment, les plus-values d’échanges de titres réalisés jusqu’au 31 décembre 1999 ont pu bénéficier d’un report d’imposition sur le fondement des anciens articles 92 B II et 160 I ter du CGI.

Certains contribuables ont encore des plus-values placées en report d’imposition sur le fondement de ces anciens dispositifs. Or, ils peuvent être amenés à vouloir réaliser aujourd’hui une nouvelle opération d’apport sur ces mêmes titres, cette fois-ci en bénéficiant des régimes actuels de sursis ou de report prévus par les articles 150-0 B et 150-0 B ter du CGI.

Lorsque ce second apport, portant sur des titres grevés d’un report d’imposition antérieur au 1er janvier 2000, est réalisé en application de l’article 150-0 B du CGI (sursis d’imposition), la doctrine administrative indique que les plus-values en report sont reportées de plein droit au moment où s’opérera la cession, le rachat, le remboursement ou l’annulation des nouveaux titres reçus [3].

Concernant cette fois-ci les plus-values mises en report d’imposition en application de l’article 150-0 B ter du CGI, il est indiqué dans le BOFIP en date du 4 mars 2016 que :

 « lorsque l’apport entrant dans le champ d’application de l’article 150-0 B ter du CGI porte sur des titres grevés d’une plus-value placée en report d’imposition sur le fondement du II de l’article 92 B du CGI, de l’article 92 B decies du CGI ou des I ter et II de l’article 160 du CGI, dans leur rédaction en vigueur avant le 1er janvier 2000, de l’article 150-0 C du CGI, dans sa rédaction en vigueur avant le 1er janvier 2006 ou de l’article 150-0 D bis du CGI, dans sa rédaction en vigueur avant le 1er janvier 2014, cette opération d’apport constitue une cession à titre onéreux et entraîne en conséquence l’expiration du report d’imposition concerné »  [4].

Ainsi, plus de deux ans après l’entrée en vigueur de ce dispositif, l’administration fiscale a fait part de son analyse [5] quant au sort des plus-values placées sous un mécanisme du report d’imposition antérieur à l’année 2000 en cas d’échanges successifs !

Elle considère désormais que la réalisation d’un apport sous le bénéfice de l’article 150-0 B ter du CGI s’analyse comme une cession à titre onéreux entrainant ainsi la déchéance des reports sollicités sur le fondement des anciens articles 92 B II et 160 I ter du CGI. Il en résulte que la plus-value antérieurement placée en report d’imposition est imposée au titre de l’année de l’apport effectué dans les conditions prévues par l’article 150-0 B ter du CGI.

Cette prise de position de l’administration fiscale nous paraît totalement infondée tant au regard du droit interne qu’au regard du droit européen.

1.  Au regard du droit interne

La création de l’article 150-0 B ter CGI par la loi de finances rectificative pour 2012 a été essentiellement motivée par le souci de contrôler et limiter les « apports-cessions » qui permettaient à des personnes physiques d’apporter leurs titres de sociétés assujetties à l’impôt sur les sociétés à une autre société elle-même assujettie à l’impôt sur les sociétés en sursis d’imposition pour permettre ensuite à cette dernière de revendre les titres apportés à la valeur d’apport et donc sans plus-value imposable. Elle n’avait pas vocation à déclencher l’imposition des plus-values réalisées en report d’imposition avant la création par la loi de finances rectificative pour 2000 de l’article 150—0 B transformant l’ancien report d’imposition, optionnel, en un sursis d’imposition automatique.

L’administration fiscale considère sans doute que les plus-values antérieurement reportées sont désormais imposables lors d’un nouvel apport en report parce que le nouvel article 150-0 B ter ne prévoit pas expressément le maintien desdits reports antérieurs. Elle s’appuie par ailleurs sur le fait que la loi de finances rectificative pour 2000, en date du 31 décembre 1999, n° 099-1872, prévoit que les plus-values en report existantes sont reportées de plein droit en cas d’échange entrant dans le champ du sursis (CGI-art 150-0 B) nouvellement institué. Bien entendu, cette loi ne prévoyait pas le maintien du report en cas de nouveau report puisque plus aucun nouveau report n’était prévu par la loi qui avait transformé tous les reports antérieurs en sursis.

Mais l’esprit de la loi, en 2000 comme en 2012, était bien de conserver les sursis ou reports antérieurs à l’occasion des nouvelles opérations répondant aux conditions exigées pour bénéficier d’un régime semblable sinon identique. Toute autre interprétation méconnaitrait assurément l’objectif de neutralité de ces opérations que le législateur a voulu assurer par ces textes successifs.

Au demeurant, le législateur de 2000 a été plus précautionneux que l’Administration ne l’a pensé en rédigeant le BOI en 2016. En effet, au V de l’article 60 de la loi de finances pour 2000, le législateur a prévu de sauvegarder les anciens reports ainsi que l’a observé et pris en compte la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale en notant :

« Pour les échanges réalisés à compter du 1er janvier 2000, les dispositions relatives au report d’imposition sont toutefois maintenues dans le Code général des impôts en raison des reports d’imposition actuellement en cours (V du présent article). En outre, il est proposé que, lorsque les titres reçus à l’occasion d’un échange ayant ouvert droit au bénéfice d’un report d’imposition feraient eux-mêmes l’objet d’un échange entrant dans le champ du nouveau dispositif de sursis d’imposition, l’imposition de la plus-value antérieurement reportée serait désormais reportée de plein droit, et non plus sur demande de l’apporteur à l’échange lors du dépôt de sa déclaration d’ensemble des revenus (dernière phrase du premier alinéa du V du présent article ) ».

La Commission a donc bien distingué (« En outre… ») ce qui continuait d’être géré par les anciens articles maintenant les reports antérieurs, de ce qui relevait du nouveau régime de sursis selon les termes du V de l’article 60 ainsi reproduits :

« V. Les articles 92 B, 92 B bis, 92 B ter, 92 C, 92 D, 92 E, 92 F, 92 G, 92 H, 92 J, 92 K, 94 A et 160 du code général des impôts sont abrogés. Ces articles, ainsi que l’article 96 A du même code dans sa rédaction antérieure à la présente loi, demeurent applicables aux plus-values en report d’imposition à la date du 1er janvier 2000. L’imposition de ces plus-values est reportée de plein droit lorsque les titres reçus en échange font l’objet d’une nouvelle opération d’échange dans les conditions prévues à l’article 150-0 B du code général des impôts ».

Quoiqu’il en soit, les apports aujourd’hui régis par l’article 150-0 B ter du CGI entrent bien dans la définition des échanges opérés « dans les conditions prévues à l’article 150-0 B du CGI » telles que ces conditions étaient fixées par l’article 94 de la loi du 30 décembre 1999 à l’égard des échanges qui allaient s’opérer à compter du 1er janvier 2000.

En effet, la seule condition pertinente énoncée par l’article 150-0 B du CGI était qu’il devait s’agir d’un apport consenti à une société soumise à l’impôt sur les sociétés et cet article visait de façon indifférenciée l’ensemble des apports consentis à une telle structure.

Les apports réalisés sous le bénéfice du nouvel article 150-0 B ter du CGI sont effectivement bien réalisés au profit d’une société assujettie à l’IS.

Mais quoiqu’il en soit, s’il fallait considérer que les dispositions du nouvel article 150-0 B ne sont plus applicables,-ce qui serait d’ailleurs éminemment contestable,- les deux premières phrases de l’article 60-V ci-dessus permettraient d’appliquer les articles 92 II et III et 160-I bis 4 et 5 qui prévoient que les plus-values ayant bénéficié d’un report peuvent être à nouveau reportées à l’occasion d’une opération d’échange ou d’apport de titres.

Ces dispositions des articles 92B et 160 susvisées [6] conservent toute leur force sous le bénéfice des dispositions de l’article 60V de la loi de finances pour 2000, permettant ainsi au contribuable de demander le maintien du report d’imposition en contestant la légalité de la doctrine administrative

S’il devait en être autrement, la loi pourrait conduire à des situations discriminatoires, dans le cas où des associés apportant leur participation pourraient être traités différemment selon l’origine de leurs titres dans la société dont les titres sont apportés ainsi que selon leurs droits dans la société bénéficiaire des titres apportés.

Il pourrait en résulter une rupture de l’égalité des contribuables devant l’impôt.

2.  Au regard du droit européen

Les dispositifs de sursis et de report d’imposition ont été mis en place par le droit français afin de se conformer aux exigences européennes de neutralité fiscale applicables aux opérations d’échanges d’actions, édictées par les dispositions de la directive du Conseil européen du 23 juillet 1990 [7], réitérées par la directive du 19 octobre 2009. [8]

Pour rappel, l’article 8 de la directive de 2009 dispose très clairement que :

« L’attribution, à l’occasion d’une fusion, d’une scission ou d’un échange d’actions, de titres représentatifs du capital social de la société bénéficiaire ou acquérante à un associé de la société apporteuse ou acquise, en échange de titres représentatifs du capital social de cette dernière société, ne doit, par elle-même, entraîner aucune imposition sur le revenu, les bénéfices ou les plus-values de cet associé ».

L’idée est celle de ne taxer le contribuable qu’au moment où il réalisera une opération se traduisant par une remise immédiate de liquidités lui permettant d’acquitter l’impôt correspondant. Dès lors que le nouvel échange n’entraîne pas la perception de liquidités et que cette nouvelle plus-value est elle-même mise en sursis ou en report, il est logique que ce second échange n’entraîne pas l’imposition de la première plus-value.

La prise de position de l’administration fiscale pénaliserait toute opération d’apport dans un contexte où le contribuable dispose de titres bénéficiant de l’ancien régime de report, d’autant que ces anciennes plus-values seraient taxables sans bénéfice d’aucun abattement pour durée de détention, soit potentiellement à 64,5% (impôt sur le revenu, prélèvements sociaux et contribution exceptionnelle sur les hauts revenus).

Le maintien de cette disposition serait donc un frein évident à la réalisation d’opérations de restructuration par ailleurs légitimes et utiles au développement économique, ce qui serait contraire aux objectifs visés par le droit européen comme par le droit français. C’est la motivation retenue par la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale dans son examen des dispositions de l’article 60 de la loi de finances pour 2000 :

« La neutralisation fiscale des plus-values comptabilisées en vue de fixer la parité d’échange à l’occasion des restructurations d’entreprises tend à faciliter ces opérations en raison même de leur intérêt pour l’économie. Il importe seulement que cette neutralisation demeure compatible avec la nécessité de garder la trace de la valeur des titres antérieure à la restructuration, afin que l’imposition des plus-values puisse intervenir à l’occasion des cessions véritables. C’est la raison pour laquelle la nécessaire adaptation des structures des entreprises, que ce soit pour mieux répondre aux exigences du marché ou pour améliorer leur compétitivité, a conduit à exonérer provisoirement l’imposition des plus-values d’échange. L’accélération des restructurations liées à la mondialisation et les conséquences de la monnaie unique ne pourront que favoriser la multiplication de telles opérations et renforcer l’utilité de disposer d’un régime de différé d’imposition performant. Ces considérations valent évidemment pour l’industrie de la gestion financière (OPCVM) » [9].

En conséquence, la prise de position de l’administration fiscale concernant les plus-values mises en report avant 2000 semble être en totale contradiction avec les exigences européennes de neutralité fiscale. Une nouvelle opération d’échange ne saurait entrainer par elle-même l’imposition de la première plus-value en report d’imposition sans méconnaitre les termes de cette directive.

Certes la question peut se poser de savoir si l’exigence européenne de neutralité est applicable aux opérations purement franco-françaises.

A cet égard, il convient de rappeler que selon une doctrine et une jurisprudence désormais bien arrêtées, lorsque les dispositions légales françaises dont il s’agit sont applicables indistinctement en droit interne et dans l’ordre européen, l’interprétation européenne s’impose au juge, en ce compris pour les situations internes, de façon à éviter toute discrimination selon la formule d’Olivier Fouquet sous l’affaire Technicolor : « à texte unique, interprétation unique ». [10]

Or, en l’espèce, il faut remarquer que le législateur n’a pas entendu faire de distinction selon les situations transfrontalières et franco-françaises. Bien plus, il a veillé scrupuleusement, lors du vote du nouvel article 150-0 B ter, au respect des dispositions européennes. Lors de la présentation de cet article à la Commission des finances au Sénat le 12 décembre 2012, le rapporteur a noté que l’Assemblée Nationale avait adopté notamment un amendement substantiel afin de rendre « automatique et non plus optionnel le report d’imposition en cas d’apport à une société contrôlée, dans un souci de simplification et de clarification du dispositif. Surtout, le caractère optionnel du nouveau dispositif présentait un risque de non-conformité à la directive 90/434/CEE du Conseil du 23 juillet 1990 concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, apports d’actifs et échanges d’actions intéressant des sociétés d’Etats membres différents (et plus précisément article 8). Cet amendement renforce donc la sécurité juridique du report ».  [11]

Il nous paraît ainsi nécessaire que les dispositions françaises en matière de report d’imposition à l’occasion d’échange ou d’apport de titres soient respectueuses des directives européennes susvisées qui requièrent que les reports successifs bénéficient, toutes conditions étant remplies par ailleurs, d’une neutralité fiscale.

Cette position sera d’ailleurs conforme à la décision du Conseil Constitutionnel Metro Holding du 3 février 2016. [12] En l’espèce, la société requérante a notamment fait valoir que l’application différente d’une disposition de la législation fiscale française relative au régime des sociétés mères et filiales aux situations transfrontalières et aux situations purement françaises créait une « discrimination à rebours », contraire à la directive « mère/fille ». Le Conseil Constitutionnel a censuré cette disposition au visa du principe d’égalité devant la loi et devant les charges publiques, en considérant qu’il y avait en effet une discrimination entre les groupes internationaux pouvant se réclamer de la directive et les groupes « franco-français » qui ne peuvent en bénéficier. Les différences de traitement peuvent exister mais elles doivent être justifiées par un motif d’intérêt général et être en rapport avec l’objectif poursuivi.

CONCLUSION

Les arguments exposés ci-dessus, qu’il s’agisse des dispositions de l’article 94 de la loi du 30 décembre 1999 ou des exigences européennes, montrent que l’Administration fiscale ne s’est fondée sur aucune base légale et il nous apparaît que l’imposition des plus-values mises en report sous les anciens régimes existant avant 2000 en cas d’échanges successifs n’est pas justifiée.
 

Article paru dans le Bulletin Fiscal Francis Lefebvre 4/2017 

 

[1n° 90/434/CEE

[2n° 2009/133/CE

[3en ce sens BOI-RPPM-PVBMI-30-10-30-10 n°340, 4 mars 2016

[5Première consultation publique à compter du 2 juillet 2015

[6En effet, selon l’article 160 du CGI (dont on trouve l’équivalent dans l’article 92 B) :

« 4. L’imposition de la plus-value réalisée à compter du 1er janvier 1991 en cas d’échange de droits sociaux résultant d’une opération de fusion, scission ou d’apport de titres à une société soumise à l’impôt sur les sociétés peut être reportée dans les conditions prévues au II de l’article 92 B »

« 5. Pour l’application du régime d’imposition défini au présent article, lorsque les titres reçus dans les cas prévus aux 1, 2 et 4 font l’objet d’un échange dans les conditions prévues au 4, au II de l’article 92B ou au troisième alinéa de l’article 150 A bis, l’imposition des plus-values antérieurement reportée peut, à la demande du contribuable, être reportée de nouveau au moment où s’opérera la cession, le rachat, le remboursement ou l’annulation des nouveaux titres reçus à condition que l’imposition de la plus-value réalisée lors de cet échange soit elle-même reportée ».

[7n° 90/434/CEE

[8n° 2009/133/CE

[9Assemblée Nationale, rapport fait au nom de la Commission des finances, de l’économie générale et du plan sur le projet de loi de finances pour 2000 (n° 1805) - http://www.assemblée-nationale.fr/11/budget/nlf2000/g1861-cl.asp

[10Dr. fisc., 11/15, comm. 203

[12Cons. Const., n°2015-520 QPC